« La psychomotricité est un dispositif de soins thérapeutiques qui s’intéresse en tout premier lieu aux fondations d’une construction de la plus haute importance, le sujet humain »[1]. Pour compléter l’affirmation de Catherine Potel, je pense que c’est accompagner, soigner et restaurer chez le sujet la capacité de vivre les pans impressifs ( tournés vers soi) et expressifs (vers les autres) de son corps, où chacune des perceptions, selon Maurice Merleau-Ponty, est un événement qui propose « l’idée du retournement du corps sur soi, qui l’ouvre au monde, destitue la conscience de son pouvoir de construction ou de constitution »[2]. Le sujet en son corps, en présence, apprend consciemment mais aussi inconsciemment à tourner et retourner les informations reçues, voire à s’en affranchir, à les dépasser par l’intégration corporelle et ses développements, à les corporéiser pour gagner en ancrage, en confiance en soi, en recentrement fertile et s’épanouir en toute singularité, mais au sein du groupe d’êtres humains. L’objet de la psychomotricité est indéniablement de soigner les troubles psychomoteurs. Pour ce faire, il est nécessaire de participer à l’accompagnement du sujet à lui-même et à l’autre, par l’entremise d’une problématique psychocorporelle repérée, un symptôme qui peut aller d’un trouble de l’équilibre sur un pied, une instabilité psychomotrice, de chutes récurrentes, d’une prénatalité, voire de maux de ventre inexpliqués (origine de consultation très courante en libéral selon une psychomotricienne entendue en entretien[3]). Le psychomotricien sait qu’au-delà des symptômes observés chez le sujet, va se nicher toute une cohorte de manières d’être en relation avec soi (et avec les dits symptômes) et avec l’environnement, sur lesquels il lui faudra travailler pour entrer en relation soignante sans effraction, et construire une rencontre thérapeutique fructueuse. Cette rencontre, elle s’orchestre de différentes manières mais toujours dans le plaisir. Elle s’installe dans un espace réfléchi offert à la personne, qui peut s’en saisir pour décider ce qu’elle va jouer en séance. Le psychomotricien suit et oriente, s’adapte et affine, propose et crée un chemin thérapeutique. Par l’écoute fine de ses ressentis, l’analyse faite de ses observations et par son engagement corporel, le psychomotricien pose son attention et son intention sincères afin de guider la personne vers un équilibre corporel et relationnel. De la posture à la gestuelle, le psychomotricien construit sa technicité au sens où Marcel Mauss[4] le décrivait, c’est-à-dire en premier lieu avec son propre corps.
Nous observons le corps dans sa capacité à bouger, à entrer en relation dans son espace et son temps, par son geste et son implication dans le devenir sujet, inséré dans le réel (comme « ce que l’on a »[5], ce sur quoi nous avons prise), dans ce que nous faisons corporellement parlant : le sensible perçu, redonné et retransformé en partage au fil des situations. Le soin en psychomotricité est concerné par ce qui se passe entre les personnes, par l’idée transmise par Frédéric Worms de « penser les relations entre les individus comme données ultimes de notre expérience »[6]. Ces relations intersubjectives qui fondent le sujet dans une connaissance active de lui-même, source d’actions autonomes bien qu’en correspondance directe avec autrui. En ce sens, nous pensons que les psychomotriciens sont extrêmement attentionnés au sujet dans ce qu’il représente d’unique mais en lien indéfectible avec autrui.
Marc Rodriguez rappelle les deux « piliers » du psychomotricien, guides de son intention et de ses actions : la sensori-motricité et l’action[7]. Il agit sur le corps par le corps, il est « thérapeute de l’action » et sa propre action professionnelle est elle-même imprégnée de corporel. Il sait de par sa formation que pour avoir un geste délié, une harmonie tonico-posturale, un schéma corporel stable, la relation et ses modes d’interactions sont fondateurs. Les liens construits entre l’enfant et son entourage s’édifient dès la conception de celui-ci. Le milieu humain, par sa capacité de régulation tonique, est source de cohérence pour l’enfant. Les interactions toniques et au-delà toutes les interactions de l’enfant avec son environnement « participe à la mise en forme du corps du bébé »[8], favorisant l’individuation, la subjectivation, la connaissance de soi et la capacité de penser pour soi et par soi. Des interactions entre personnes pensantes pour elles-mêmes, qui se ressentent comme singulières dans toutes leurs différences et qui l’acceptent en conscience et en présence[9].
Le psychomotricien œuvre par l’observation des tensions toniques et des mouvements, ces expressions de traces émotionnelles, par la restauration du geste tranquille pour guider la création de la subjectivité, le Soi. Terme par lequel Paul Ricoeur marque ainsi « le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet »[10] (le je) et l’harmonie de la totalité corporelle renforcée par un ancrage dans le lien à autrui. Le psychomotricien recherche l’utilisation investie du corps, parfois précisément pour un geste à affiner, une coordination à préciser. Mais le geste ne se désolidarise pas de la main qui le porte, de l’intention qui y est mise, en conscience, ou pas. Le psychomotricien observe l’axe de développement, la verticalité et la capacité d’une personne à trouver des repères internes et externes suffisants pour acter en harmonie. Le développement sensori-moteur est une fondation du développement de cet axe. L’unité corporelle et sa lente élaboration mais aussi la capacité à se déplacer dans un espace, dans un temps, une durée sont des spécificités de la thérapie psychomotrice. L’être humain évolue dans un cercle temporel et spatial qu’il éprouve au fil de ses besoins et de ses relations, toujours en référence à l’investissement profond qu’il a de son propre corps.
En séance de psychomotricité, nous recherchons pour les personnes accompagnées la contenance éprouvée, le « sentiment continu d’exister suffisant »[11], source de sécurité pour une personne ancrée dans son corps sensible en toute sérénité. Jean-David Nasio[12] précise : « j’ai la certitude d’être moi-même quand je sens vibrer mon corps et le regarde se mouvoir ». Nous notons là la vibration, sensation créatrice de perceptions et le mouvement, base de toute action. Lorsque je le regarde, quand il est regardé mais aussi quand il est immobile en apparence pour autrui, le corps est en action permanente, il a ses mouvements physiologiques et émotionnels en lien avec ses représentations, qui nous dépassent et parfois nous submergent. Nous sommes, bon gré, mal gré, en lien étroit à nous-mêmes, à notre moi intime, à notre psychisme et nous pouvons capter ce sensible et participer activement à la construction de notre subjectivité. Le psychomotricien peut accompagner en ce sens. La subjectivation, c’est aussi l’appropriation de ce qui est de l’ordre de la limite, de la frontière entre soi et l’autre. Le dialogue tonique qui se meut de la sensation en un processus d’individuation est présent de la conception à la mort dans un mouvement sans cesse remanié au gré de l’expérience et de l’histoire personnelle consciente et inconsciente. Cet ancrage dans le sensible se réalise dans le corps par les liens : regard, dialogue tonique, sensorialité partagée éprouvée, langage. C’est par la voie de la sensibilité et de la subjectivité que nous sommes susceptibles de produire de la connaissance vue que c’est par là que nous sommes touchés par les interactions, dans le hic et nunc du corps, « réalité spatio-temporelle (…) de notre monde »[13].
Nous insisterons sur le corps sensible comme modalité de travail à l’autre et à soi en psychomotricité, d’écoute et de questionnement de ses phénomènes, de ses conditions d’émergence, de réflexion et d’entrée en relation avec autrui, le monde et les choses. Ce rapport au corps dans la pratique professionnelle est un savoir qui va interroger l’action dans sa totalité : de sa physiologie à sa dimension philosophique pour penser la praxis du psychomotricien et sa capacité d’intervention. Cette approche professionnelle engagée corporellement poursuit une conscience aiguë de la personne humaine et de sa valeur afin de pouvoir travailler au quotidien avec des personnes soignées, parfois diminuées physiquement. Elles sont considérées toujours et encore comme des êtres humains valant pour égal à tout être humain bien portant, de surcroît en potentiel d’évolutivité constante, de la naissance à la mort.
Par son existence même, la psychomotricité comme soin interroge le double aspect de thérapie (où le corps est abordé dans sa globalité) et de thérapeutique (où le sujet est abordé sous l’angle de son problème, segmentaire). Dans la dimension thérapique, le sujet est vu comme partenaire, la dimension relationnelle exprimée est partie prenante de soin alors que dans la dimension thérapeutique, la relation est sous-estimée, annexe, confinée au pouvoir du soignant, où « soigne ici celui qui non seulement veut, mais qui peut et qui sait »[14]. Soigner peut être pris au sens d’une résolution d’un problème précis, mais aussi accompagner vers un mieux-être sans espoir de guérison, où nous rejoignons la notion de « care », du souci de l’autre, de la sollicitude. Les psychomotriciens, selon leurs lieux d’intervention doivent gérer leur ambivalence de modèle dominant et toujours se préoccuper de cette reliance décrite par Frédéric Worms. Il développe ces deux aspects relationnels du soin, non opposables mais soudés de l’intérieur, appelant la reliance des deux sujets en présence non pas par une voie mais par deux chemins relationnels entre les parties prenantes. Cette idée du « soin » désignant « toute pratique tendant à soulager un être vivant de ses besoins matériels ou de ses souffrances vitales, et cela, par égard pour cet être même »[15] renvoie au vouloir, au pouvoir soigner mais aussi à la volonté intentionnelle du soignant d’adresser au sujet partenaire un soin qui lui est spécialement destiné, à lui, en particulier. « Prendre soin du soin lui-même », l’identifier, le repérer pour révéler et mettre en lumière les articulations précises qui se jouent dans les entre-deux des sujets et leur nature.
Le psychomotricien fabrique une « clinique de l’activité »[16] psychomotrice, étendant ici le propos d’Yves Clot du travail à la santé, à la création de contextes favorisants pour vivre son corps en mouvement et en action. Il entre en résonance avec le sujet porteur de troubles psychomoteur et développe par son engagement corporel des gestes unifiés professionnels. Les savoirs d’actions sensibles, ceux qui ne se racontent pas, les indicibles de la relation, se vivent et se déroulent au creux des séances et des temps dédiés entièrement à la personne accueillie. Ils sont indispensables au soin psychomoteur et en constituent une large part des principes d’actions. La technique ne se réalise pas uniquement par le biais d’un instrument, le geste professionnel se considère aussi dans sa dimension sensible, en expérience, à partir de la connaissance fine du développement psychomoteur dans ses rouages tonico-émotionnels et de l’organisation de ses fonctions. Le psychomotricien, au fil de la relation, participe corporellement à une mise en mouvement de la thérapie. De sa disponibilité corporelle ajustée, à sa façon d’écouter et de recueillir les données importantes, de guider pour offrir un changement, de son entrée en relation à son recueil des gestes et des mouvements, du moindre tressaillement corporel, de sa parole posée sur l’acte et ses ressentis, le psychomotricien offre une proposition de partage corporel qui sera thérapeutique et rééducative à la fois.
Karine Renard, Docteure en sciences de l’éducation, psychomotricienne, psychothérapeute.
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[1] Potel-Baranes, Catherine, (sous la dir.), Etre psychomotricien, Paris, Eres, 2010, p. 111.
[2] Merleau-Ponty, Maurice, Œuvres complètes, Avant-propos de Claude Lefort, Paris, Quarto Gallimard, 2010, p. 20.
[3] Entretien n° 9, I34, ligne 164.
[4] Mauss, Marcel, « Les techniques du corps », article publié à l’origine dans Journal de Psychologie, 15 mars, 15 avril 1936. Communication présentée à la Société de psychologie le 17 mai 1934, document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi le 17 février 2002, p. 10.
[5] Actes de la journée organisée par Raphaël Ehrsam le 4 juillet 2013, Autour de Jocelyn Benoist, Textes rassemblés et présentés par Florian Forestier, mars 2014, p. 16.
[6] Worms, Frédéric, « Les relations entre individus comme fait primitif : de l’ontologie à l’éthique », Philosophie, 2010, vol. 3, n° 106, pp. 74-85, p. 74.
[7] Rodriguez, Marc, « Les apports de la sensori-motricité à la psychosomatique », Psychosomatique relationnelle, n° 5, 2016, pp. 28-33.
[8] Bullinger, André, « La genèse de l’axe corporel, quelques repères », Enfance, t. 51, n° 1, 1998, pp. 27-35, p. 33.
[9] Huber, Gerhard, « Pour une métaphysique de la présence », Les Études philosophiques, 2008, vol. 4, n° 87, pp. 451-461, p. 451.
[10] Ricoeur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 11.
[11] Winnicott, W, Donald, l’enfant et sa famille, Paris,Payot, 1975, pp. 16-18.
[12] Nasio, Juan David, Mon corps et ses images, Paris, Payot, 2007, cité par Pyreire, Eric, Clinique de l’image du corps, du vécu au concept, Paris, Dunod, 2011, p. 17.
[13] Huber, Gerhard, Op cit, p. 452.
[14] Worms, Frédéric, Le moment du soin, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 30.
[15] Worms, Frédéric, Le moment du soin, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 17.
[16] Clot, Yves, « Clinique du travail et clinique de l’activité », Nouvelle revue de psychosociologie, 2006, vol. 1, n° 1, pp. 165-177, p. 166.