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LE REGARD : SA DIMENSION SOIGNANTE ET ÉDUCATIVE

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Dans le cadre d’un accompagnement de soins, d’un prendre soin, qu’il soit éducatif ou thérapeutique, le regard est un appui particulier sur lequel je vous propose de porter notre attention. Nous pouvons poser notre regard « professionnellement » et l’utiliser consciemment pour renforcer « l’être » du sujet. Par exemple, parlant d’un enfant qui jouait à tomber en arrière dans des coussins et qui l’appelait, lui disant qu’il n’arrivait pas à tomber, qu’il allait se faire mal, F. lui répond : « je suis là moi, tu peux t’appuyer, il y a un fond, et le fond c’est moi qui te regarde »[1]. Ainsi, par le regard posé sur lui, cette thérapeute permet au sujet regardé de se détacher du fond douloureux qui l’empêche de lâcher prise, elle lui offre l’existence, la sécurité par le regard qu’elle porte sur lui. « Regarder un objet c’est venir l’habiter, et de là, saisir toutes choses selon la face qu’elles tournent vers lui »[2], Merleau-Ponty parle ici d’un objet que le regard posé par le sujet éclaire sous tous ses angles, ses possibilités. Merleau-Ponty, chez qui la vue, la vision et le regard ont traversé toute l’œuvre, rappelle la perspective spatiale chez l’être humain à propos du développement du schéma corporel mais rappelle également un fait essentiel : « quand je le fixe (l’objet, le sujet), je m’ancre en lui »[3].

Comme toujours, ce n’est pas uniquement d’une structure de la rétine dont parle Merleau-Ponty quand il précise que « d’un seul mouvement je referme le paysage et j’ouvre l’objet »[4]. La vision envoie un regard comme le sourire envoie une brillance intérieure, perçue par celui qui le reçoit. Cette perception de relation, Heidegger la nomme « étant-présente-sous-les-yeux entre deux étants-présents »[5]. Nous touchons ici la perception intersubjective dans une de ses formes de modalités concrètes où le regard, le sourire mais aussi le toucher, la place occupée par le sujet dans la salle, etc… sont autant d’intentions portantes et signifiantes d’une densité corporelle intérieure, vibrante et désirante. « Le regard est tourné dans l’a-venue. […] il libère et laisse-être l’être dans le mouvement même de son à-venir »[6], ce travail par le regard, posé et pénétrant, permet au sujet, par l’expression unique et sans autre forme de l’existence du regardant, de sentir sa propre existence dans le moment présent et de se sentir toujours là. De cette façon, le thérapeute, l’éducateur fait appui pour le sujet : « je ne suis pas forcément très proche, non, je laisse plutôt l’enfant se rapprocher de moi (…) je suis dans une distance qui permet la communication, … Et montrer que je la regarde »[7].

« Et montrer que je la regarde »[8] évoque aussi la force du regard et celle de son porteur, le regard clair et posé sur la personne envoie une intention de force et de puissance d’appuis potentiels, « c’est vraiment que l’enfant puisse se saisir de ça pour exister quoi, tu vois, tout en sachant quand même leur problématique »[9]. Le thérapeute doit pouvoir offrir une stabilité au sujet pour procurer un sentiment de protection, de contenance et de filtre émotionnel, véritable « système de pare-excitation »[10]. Le regard sera bien évidemment toujours couplé à la cohérence des actions.

Le regard, cette expression de l’intention, enveloppe le sujet de bienveillance et de portance. Le regard, allié à l’inflexion de la voix, à la posture,  figurant l’ancrage dans un espace, en distance ajustée au sujet et propre à chacun (corps à corps, éloignement selon les capacités de symbolisation et les troubles psychiques, la dimension affective). Par le regard, c’est toute une dimension du rapport au monde qui s’actualise, au-delà des préjugés du regard posé sur autrui, renvoyant inexorablement au regard posé sur soi. Parfois les personnes vivent le regard posée sur elle comme anxiogène, destructeur plutôt que l’inverse, pourtant l’œil n’est pas le moyen de posséder de loin, ni une domination par un regard autoritaire capturant l’être et l’assujettissant. Le regard posé dans une confiance commune n’empêche pas de penser ni ne fige dans les émotions de l’instant ressenties, projetant le sujet dans une unique voie sensible sans la pondération du pensé. Le regard peut s’accompagner d’un sourire. Le sourire développe ce type d’envois à autrui : « en souriant ce n’est pas la réalité mais l’éclat d’un sourire qu’on adresse »[11], sourire est une offrande où l’identité s’exprime dans une joie offerte.


[1] Annexe 1, entretien de thèse de doctorat, Karine Renard, Université François Rabelais, Tours, 2018.

[2] Merleau-Ponty, Maurice, Œuvres complètes, Phénoménologie de la perception, Paris, Quarto Gallimard, 2010, p. 746.

[3] Merleau-Ponty, Maurice, Œuvres complètes, Phénoménologie de la perception, Paris, Quarto Gallimard, 2010, p. 745.

[4] Merleau-Ponty, Maurice, Œuvres complètes, Phénoménologie de la perception, Paris, Quarto Gallimard, 2010, p. 745.

[5] Brisart, Robert, « Présence et Être. Étude sur l’approfondissement de la phénoménologie dans les «Marburger Vorlesungen» de Heidegger », Revue Philosophique de Louvain, 1981, pp. 28-70, p. 44.

[6] Schmit, Pierre-Etienne,  « L’amour en finitude, la question de l’amour dans l’œuvre de Martin Heidegger », Le Philosophoire, 2000/1, n° 11, pp. 169-199, p. 180.

[7] Annexe 1, entretien n° 5, p. 42.

[8] Annexe 1, entretien n° 5, p. 42.

[9] Annexe 1, entretien n° 10, p. 99.

[10] Freud, Sigmund, Au-delà du principe du plaisir, Paris, Seuil, chap. 4, 1920.

[11] Lalloz, Jean-Pierre, « qu’est-ce que sourire ? », ressource electronique : http://www.philosophie-en-ligne.com/sourire.pdf, p. 1.

Photographie originale illustrant le regard de Benoit Dulondel 

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