Sur le ton de la boutade, j’aborde un sujet préoccupant beaucoup de personnes, du plus jeune au plus vieil âge : l’angoisse. Massive et handicapante pour certains, latente pour d’autres, chronique, … Peu de personnes échappent à l’état d’angoisse au cours de la vie. L’angoisse peut être présente dès l’enfance. Chez les enfants, le plus souvent, elle est exprimée physiquement par des douleurs de ventre. Chez l’adulte, c’est aussi la « boule au ventre » avec sa cohorte de troubles psychosomatiques jusqu’aux psychopathologies plus graves. Les souffrances psychologiques et psychiques, indissociables, prennent des formes personnalisées, et montrent notre façon d’entrer en relation au monde.
Soulignons que dans l’angoisse la dualité corps/esprit semble réactivée. La personne lutte par des pensées actives pour contrôler une souffrance psychique, devenant physique. C’est une sorte de bataille qui tourne à ses propres dépens. Le reste du corps envoie des messages à un cerveau qui ne l’écoute pas, et inversement, car le corps ne fait qu’un, ses parties sont indissociables. Les écarts ressentis psychiquement créent des malaises, de l’angoisse. L’angoisse me semble bien être la résultante d’une résistance entre des évènements extérieurs (inconnus, non maîtrisés) et une intériorité (le connu, intégré). L’assimilation insatisfaisante créée l’angoisse, comme symptôme. De plus, l’angoisse, comme beaucoup de nos sentiments, s’alimente par elle-même et diffuse autour d’elle. Comme l’amour ou la haine, l’angoisse crée une relation spécifique, une forme d’être à soi et à l’autre, elle s’installe comme un mécanisme reconnu par le corps dans son fonctionnement : « l’expression de l’angoisse est capable de créer de l’angoisse »[1].
Le processus initial à l’œuvre chez l’enfant et l’adulte me semble être le même. Si son expression et ses résolutions varient, l’angoisse est toujours indissociable de la relation à l’autre. Elle exprime la construction, puis le vécu du lien entre les individus et la capacité à l’engagement vers l’inconnu, la souplesse psychique. Elle exprime la confiance en ses propres capacités à incarner sa vie, inexorable chemin de la naissance à la mort. Par incarner, je veux souligner une présence à soi pleine et entière, dans un corps vécu comme « total » : physique et psychique, toujours en mouvement.
Chacun de nous doit accepter une réalité crue : celle que nous n’allons pas uniquement naître et mourir mais que nous allons en plus devoir exister, c’est-à-dire, que, par le fait même d’être là, sur cette Terre, une personne est engagée dans le monde et doit y produire quelque chose. Aucun de nous ne peut en faire l’économie, quand bien même certains résistent parfois jusqu’à la folie. Nous devons trouver notre place au monde, thème qui m’est cher tant il revient sans cesse en psychothérapie : quelle est ma place au sein de ma famille, de mon entreprise, de mon genre, de ma communauté, de mon groupe d’amis, des institutions ? Trouver sa place, c’est savoir comment se positionner, connaitre son rôle, celui que je me donne et celui qui m’est attribué. Il s’agit de trouver un équilibre entre l’attendu d’autrui, le mien, celui du groupe famille, du groupe entreprise, école, lycée, etc… Bien souvent, l’individu se « cogne » aux autres, à un système souvent vécu comme hostile plutôt qu’accueillant et bienveillant, à tort ou à raison…
La difficulté princeps est souvent celle de la qualité de l’attachement et de son pendant : la séparation, avec ses corollaires : le choix et l’obligation d’affronter l’inconnu. L’angoisse se niche là où la personne se heurte à la liberté de choisir, à la liberté de faire autrement. Parfois face à des évènements imposés qui obligent à revoir son déroulé de vie. L’inconnu fait peur. Il peut devenir terrorisant et favoriser des angoisses énormes entre cette obligation d’avancer, de faire des choix et celui de quitter ce connu qui rassure. Enfin, on croit qu’on le quitte … simplement il se modifie. Pensons au « saut » cher à Kierkegaard. Sauter, c’est accepter ses peurs, les « prendre sous le bras » et avancer avec. Exister, c’est s’ouvrir et s’exposer à tout ce qui peut nous arriver.
Faire un choix c’est prendre le risque de se tromper, au risque de plonger dans le malaise, avec cette douleur diffuse, le corps qui se serre… L’angoisse (étymologiquement « étroitesse »), avec ses ruminations, sa recherche d’explications et de responsabilités qui n’engagent que les autres et surtout pas soi… Choisir c’est accepter d’être responsable de son choix, c’est se projeter et en accepter l’idée mais aussi les conséquences. A l’idée de choix s’appose la notion de perte : choisir serait perdre quelque chose. Mais c’est souvent l’idée de la perte et non une perte « réelle ». C’est une perte présupposée, incarnée. Nous retrouvons ici les liens fondamentaux de l’attachement et leur fragilité. Se séparer n’est pas perdre, c’est capitaliser, c’est ajouter des liens nouveaux à ceux connus. Bien que ce soit souvent vécu comme un « décrochage » douloureux. Cette idée de perte se travaille avec la réconciliation avec soi-même, une indulgence profonde de qui je suis, des risques que je prends. Ce large choix de possibilités peut être une ouverture bienheureuse au lieu d’un abime vertigineux, un puits sans fond. Même s’il faut en passer par un temps inconfortable de rééquilibrage psychique.
Cette avancée dans la vie inexorable, c’est à chacun de nous de la faire, seul in fine. En effet, quand un choix est fait, c’est une responsabilité et un engagement personnel. Si vérité il y a, c’est la quête d’une vérité « pour moi » car il s’agit juste de soi, pas de l’universel, pas du voisin, ni de mes proches, mais de soi uniquement. Je suis seul, plus uniquement protégé par des parents, des proches, c’est à moi et à moi seul que s’adresse ce professeur, cet employeur, cet homme, cette femme. A moi qu’ils demandent des comptes. Et même si je me replie derrière une norme sociale, celle du plus grand nombre, je ne suis jamais complètement protégé. Je dois apprendre à dire oui, à dire non, à me positionner et à exprimer mes désirs. Je dois choisir et alors m’exposer aux regards, aux jugements. Peu importe ce qui est vrai ou faux, bon ou mauvais pour les autres, je dois trouver ce qui est bon ou mauvais pour moi. Répondre sans cesse aux injonctions pressantes de la société, parentales, de la réussite se fait souvent aux dépens du temps pris en connaissance de soi. Le prix à payer en est l’angoisse, relié à la souffrance psychique. « L’angoisse est l’expérience de la liberté vécue comme un vertige » [2], le choix nous cogne au « vertige de la liberté »[3] . Faire des choix finit parfois par être si difficile que cela paralyse. Mais cette obligation de choix, cette mise en face de la réalité de la vie et de la mort, du sens de sa place peut aussi permettre au sujet de se révéler et de s’engager, de s’émanciper de ses attaches, qu’elles soient concrètes ou psychiques. Et négocier avec l’angoisse fondamentale de la mort et l’insécurité.
Alors, quels sont les fameux tiroirs dans lesquels ranger l’angoisse ? Bien sûr, il est possible d’ouvrir des « tiroirs psychologiques » pour compartimenter ses comportements, émotions, sentiments… ; Et essayer de contrôler l’angoisse en adoptant des comportements de plus en plus rigides ou inadaptés. Ce ne sont que des résultats temporaires de plus en plus entravant et handicapant.
L’angoisse est un sentiment. A partir de cette idée, nous pouvons la penser comme un état dynamique, fluctuant et sur lequel nous pouvons agir, tout au moins en partie. Il est déjà important de savoir que nous ne sommes jamais complétement seuls. Les gens méconnaissent ou sous-estiment la place de la parole. Dire ce qui pèse car « la parole donne à l’émotion sa valeur d’humanité »[4]. Je peux parler de mes soucis à mes proches, s’ils sont de bonne écoute, cela peut être une bonne aide. Remettre le corps en action physique (sport, théâtre, simple marche régulière …) pour lui redonner un ancrage dans le lien muscles/organes-psychisme est à mon sens essentiel. Mais si l’angoisse persiste, m’isole, entrave ma vie, un psychothérapeute aidera à apprivoiser son angoisse, à la reconnaitre dans son corps et son évolution, à la travailler.
L’expérience de la rationalisation est toujours importante, faire le point sur ce que la personne gagne, perd, ce qui fait plaisir, ce qui fait mal. Ce qu’elle peut mettre en œuvre pas à pas est important à repérer, l’idée n’est pas de révolutionner sa vie mais d’apprendre à valoriser ses actes et à définir le chemin voulu. Avoir une réflexion sur ce que je vis ici et maintenant. Il faudra lutter contre un autre frein à l’évolution : le rapport au temps frénétique, le sentiment d’urgence, le résultat obtenu par miracle, le désir de « recette » à appliquer tel un médicament qui apporterait la solution à tous nos problèmes. Dans le traitement de l’angoisse massive, si certains médicaments peuvent heureusement soulager, la solution est comme sa source : propre à chacun. Lorsque l’angoisse est massive, récurrente, ou déplacée sur des objets et des comportements devenus inadaptés, une étape d’acceptation est encore à franchir : celle qu’il faut du temps pour construire un fonctionnement alternatif à celui installé depuis parfois très longtemps, en ce qui concerne les adultes. Pour se comprendre, s’accepter, faire ses choix, la lenteur est indispensable. Les nouvelles tentatives du corps doivent infuser. Il faudra faire des essais –erreurs (par exemple oser exprimer son avis auprès d’un groupe de personnes et voir « ce que ça fait »). Le chemin est souvent assez long mais il est semé de progressions et de fiertés.
[1] Starobinski, Jean, « angoisse, avec Ricoeur et Starobinski, invités de Jean Amrouche, Fabrique de sens, site internet, np, 5 sept 1953.
[2] Yousfi, Louisa, Kierkegaard de l’angoisse d’exister, sciences humaines, 2014/2, n° 256, p. 33
[3] Yousfi, Louisa, Kierkegaard de l’angoisse d’exister, sciences humaines, 2014/2, n° 256, p. 33
[4] Ricoeur, Paul, dans Starobinski, Jean, « angoisse, avec Ricoeur et Starobinski, invités de Jean Amrouche, Fabrique de sens, site internet, np, 5 sept 1953.